I - Le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie étant reconnu, pourquoi demander de reconnaître la responsabilité de l’État dans son recours comme système ?

Engrenage de la violence et de la peur, il n’y a pas de guerres sans crimes de guerre et crimes contre l’humanité́, mais comme l’écrit Jean-Paul Sartre, en 1958, s’agissant de la torture dans Une Victoire : « Si rien ne protège une nation contre elle-même, ni son passé, ni ses fidélités, ni ses propres lois, s’il suffit de quinze ans pour changer en bourreaux les victimes, c’est que l’occasion décide seule, selon l’occasion n’importe qui, n’importe quand, deviendra victime ou bourreau. » C’est l’implacable réalité́ que la guerre d’Algérie, contre le silence et le déni, reconnaître cette réalité n’est pas un acte de contrition, mais un un acte de conscientisation.

C’est un tel acte que signifie la reconnaissance, le 12 septembre 2018, par le président de la République que « Maurice Audin a été torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires qui l’avaient arrêté à son domicile, il reconnaît aussi que si sa mort est, en dernier ressort, le fait de quelques-uns, elle a néanmoins été rendue possible par un système, légalement institué : le ‘système arrestation-détention’, mis en place à la faveur des pouvoirs spéciaux qui avaient été confiés par la voie légale aux forces armées. »

C’est un tel acte que signifie le communiqué de l’Élysée du 18 octobre 2022 : « Nous reconnaissons avec lucidité́ que dans cette guerre il en est qui, mandatés par le gouvernement pour la gagner à tout prix, se sont placés hors la République. Cette minorité́ de combattants a répandu la terreur, perpétré́ la torture, envers et contre toutes les valeurs d’une République fondée sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. »

C’est là la reconnaissance d’une politique et de décisions prises dans le cadre des institutions de l’État, qui ont conduit à la violation du droit international humanitaire par la France lors de la guerre d’Algérie et de la décolonisation. Mais cette reconnaissance ne répond pas aux interrogations de Pierre Vidal-Naquet qui demande en 1962 dans La Raison d’État : « Comment déterminer le rôle, dans l’État futur, de la magistrature ou de l’armée ou de la police si nous ne savons pas d’abord comment l’État, en tant que tel, s’est comporté devant les problèmes posés par la répression de l’insurrection algérienne, comment il a été informé par ceux dont c’était la mission de l’informer, comment il a réagi en présence de ces informations, comment il a informé́ à son tour les citoyens ? » D’où la volonté de nos organisations de poser la question de la responsabilité de l’État dans le cours des événements lors de la guerre d’Algérie et dans l’État futur.

II - Pourquoi la responsabilité de l’État est engagée par le recours à la torture lors de la guerre d’Algérie ?

Les noms cités, plus qu’à titre personnel, le sont parce que leurs décisions, leurs actions ou leurs théories ont été prises, conduites ou conceptualisées dans le cadre de leurs fonctions, au sein d’instances politiques, militaires ou judiciaires de l’État.

La responsabilité de l’État est engagée à cinq niveaux.

Premièrement, la doctrine de la guerre révolutionnaire, guerre psychologique se fondant sur le triptyque : « terroriser, retourner, pacifier », qui valide la torture, a été théorisée dans le cadre des écoles militaires par des officiers de retour d’Indochine, conceptualisant une doctrine « contre-révolutionnaire », se référant aux écrits sur la guerre de Sun Tzé, aux concepts « pour avoir le peuple de son côté » de Mao tsé-toung et aux théories fascisantes du psychologue Georges Sauge.

Le principal théoricien de la doctrine de la guerre révolutionnaire fut le colonel Charles Lacheroy qui était directeur des études au sein du Centre d’études asiatiques et africaines (CEAA), devenu le Centre militaire d’information et de spécialisation pour l’outre-mer (CMISOM). Trois conférences du colonel Lacheroy : La campagne d’Indochine ou une leçon de guerre révolutionnaire, en 1954, Scénario type de guerre révolutionnaire en 1955 et en 1957, à la Sorbonne, Guerre révolutionnaire et arme psychologique, définissent, avec le label du ministère de la Défense, la doctrine française de la guerre révolutionnaire ou guerre psychologique

Le colonel Jean Nemo, auditeur à l’Institut des hautes études de la Défense nationale et le capitaine Jacques Hoggard, qui enseigne au Centre d’études asiatiques et africaines, qui seront promus général, furent aussi des théoriciens de la « guerre révolutionnaire. ».

Deuxièmement, la théorie de la guerre révolutionnaire, dont la torture, comme l’a écrit Marie Monique Robin, est un pilier, a été enseignée dès 1955 à l’École spéciale militaire de Saint-Cyr, à l'Institut des hautes études de Défense nationale, à l'École d'état-major, à l'École supérieure de guerre sur décision du général Augustin Guillaume, chef d’état-major des armées. Lors de la guerre d’Algérie fut créé à Arzew, le Centre d'instruction à la pacification et à la contre-guérilla (CIPCG) par le général Salan et Charles Lacheroy, à l’initiative de Jacques Chaban-Delmas, ministre de la Défense.

Troisièmement, en application du décret sur les « pouvoirs spéciaux » du gouvernement Guy Mollet, le 8 janvier 1957, Robert Lacoste, ministre résident, transfère les pouvoirs de police à l’armée qui, en application de la doctrine de la guerre révolutionnaire, pratique la torture comme système en Algérie. Le Centre de coordination interarmées (CCI) crée sous le commandement du colonel Godard, les DOP (Dispositifs opérationnels de protection), qui sont des centres de tortures pour l’obtention de renseignements. Le général Massu, le général Aussaresses, le colonel Trinquier, le commandant Bigeard, le commandant Léger et d’autres officiers supérieurs ont ordonné ou pratiqué la torture, parmi les exécutants les plus notoires on peut citer les capitaines Faulques et Devis et les lieutenants Charbonnier, Irulin, Le Pen. C’est dans le cadre de l’armée, institution étatique, qu’ils ont commandé ou commis des actes de torture.

Quatrièmement, l’usage de la torture comme système fut couvert dans le cours de la guerre d’Algérie par les Gouvernements successifs. Alors que ceux qui pratiquaient la torture étaient promus et décorés, ceux qui la dénonçaient, le général de Bollardière, a été condamné à 60 jours de forteresse, Claude Bourdet et Patrick Barrat, journalistes, furent arrêtés, Henri Marrou, universitaire, perquisitionné. La liste est longue des journalistes, universitaires, éditeurs, appelés et rappelés qui ont été jugés et condamnés par des tribunaux civils ou militaires, comme est longue la liste des journaux, revues et livres saisis et celle des associations et organisations poursuivies pour avoir informé et alerté le pouvoir et l’opinion publique.

L’usage de la torture fut aussi couvert par la fin de non-recevoir opposée à ceux qui alertaient de l’intérieur des organismes du pouvoir le gouvernement, à l’exemple de Paul Teitgen, qui démissionna de son poste de secrétaire général de la Préfecture d’Alger, de Pierre Delavignette, gouverneur général de la France d’outre-mer et de Maurice Garçon qui ont démissionné de la Commission de sauvegarde ou de Daniel Mayer de son poste de député pour ne citer qu’eux.

Cinquièmement, la torture fut exportée, la doctrine française de la guerre contre-révolutionnaire a été enseignée par des officiers français (Aussaresses, Trinquier …) à l’école de guerre des Amériques à Panama et au Centre d’instruction dans la jungle de Manaus au Brésil qui formaient les officiers des armées d’Amérique du Sud et à Fort Bragg, les officiers états-uniens.

Produit de « l’école française », le lieutenant-colonel David Galula, après l’Algérie, chercheur associé à Harvard, son livre, Contre-insurrection : théorie et pratique, publié aux États-Unis en 2006, est le livre de référence du général David Petreaus, qui a appliqué ses concepts en Irak et en Afghanistan, et qui qualifie David Galula de « Clausewitz de la contre-insurrection. »

La torture comme système de guerre a donc été théorisée, enseignée, pratiquée, couverte et exportée par les autorités politiques, militaires et judiciaires françaises, ce qui engage pleinement la responsabilité de l’État, signataire des Conventions de Genève. C’est une tâche citoyenne, pour le passé et le présent, de conduire cette démarche de reconnaissance et de conscientisation

  Dossier "Sources de conviction" :


  Premières organisations signataires :
      Agir Contre le Colonialisme Aujourd’hui, ACCA,
      Anciens appelés en Algérie et leurs Amis Contre la Guerre, 4acg,
      Association Française d'Amitié et de Solidarité avec les Peuples d'Afrique, AFASPA,
      Association Josette & Maurice Audin, AJMA,
      Association Nationale des Pieds Noirs Progressistes et leurs Amis, ANPNPA,
      Association 17 Octobre contre l’oubli,
      Association Les Oranges,
      Association pour la Taxation des opérations financières et pour l’Action Citoyenne, ATTAC,
      Association RépublicAine des Combattants pour l’amitié, la solidarité, la mémoire, l’antifascisme et la paix, ARAC,
      Au nom de la mémoire,
      Comité Vérité Justice Charonne,
      Forum France-Algérie,
      France-Amérique Latine, FAL,
      Histoire coloniale et postcoloniale,
      Institut Tribune socialiste
      Les Amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons,
      Ligue de Droits de l’Homme, LDH,
      Mouvement de l’Objection de Conscience (MOC-Nancy),
      Mouvement contre le Racisme et pour l'Amitié entre les Peuples, MRAP,
      Mouvement de la Paix,
      Non au Service Nationale Universel,
      Réfractaires Non Violents à la guerre d'Algérie, RNVA,
      SOS Racisme.

Le texte de l’appel, accompagné d’un dossier Sources de convictions qui recense les principaux témoignages sur les exactions
commises durant la guerre de répression a été adressé à la Présidence de la République.

Ces textes sont consultables sur le site :    http://appel.acca.1901.org/
Contact : appel4mars@acca.1901.org